Que l’Europe soit nécessaire, les nouvelles internationales quotidiennes devraient nous en convaincre, de même que l’expérience commune des décennies passées. C’est bien la construction du marché unique qui a permis aux entreprises européennes d’être compétitives. Dans tous les secteurs où nous avons su coopérer au niveau européen, nous avons engrangé des réussites : Airbus détient aujourd’hui 1/3 du marché mondial, la norme GSM (établie avec des fonds européens pour tout le marché de l’Union) s’est imposée globalement, Arte représente un autre exemple de réussite européenne. Inversement, dans tous les secteurs où nous n’avons pas su nous entendre au niveau européen, les pays en pâtissent. Nous en faisons le constat tous les jours : l’absence de vision européenne commune sur des sujets comme l’énergie, le numérique, le transport, nous dessert collectivement.
L’objectif de mon ouvrage, Les 7 péchés capitaux de l’Europe, est de s’adresser directement aux eurosceptiques : je suis convaincu que cette déception a des causes qui s’analysent, s’affrontent et se corrigent.
Il faut d’abord poser un diagnostic correct : pourquoi l’Europe déçoit-elle autant ?
En premier lieu, il faut reconnaître que les motivations historiques de la construction européenne se sont peu à peu émoussées. L’expérience brûlante de la seconde guerre mondiale, l’urgence de la paix, sont devenues de l’Histoire. Les générations d’aujourd’hui n’y trouvent plus une motivation personnelle de construire l’Europe. Il est indispensable de redonner un sens au projet européen en l’ancrant dans les enjeux d’aujourd’hui : appuyons notre projet européen sur ces préoccupations contemporaines. L’Europe doit protéger dans le monde d’aujourd’hui, comme elle l’a fait par le passé, mais avec de nouveaux moyens, de nouvelles approches.
Deuxièmement, il est indispensable de reconnaître enfin ce qui est une hypocrisie de fond dans la construction politique de l’Europe. L’impuissance de l’Europe a été voulue et consciemment entretenue : les États renâclent à laisser à l’Europe des compétences réelles, et cherchent toujours à contrôler soigneusement le processus collectif, quitte à le paralyser. On ne pourra pas remettre le projet européen sur les rails sans reconnaître cette responsabilité.
Troisième raison de la profonde déception à l’égard de l’Europe : celle-ci s’est trop construite dans les antichambres du pouvoir et les couloirs de Bruxelles, sans les populations. Après l’échec du projet de Communauté européenne de défense en 1954, l’Europe a décidé d’avancer en crabe, de manière indirecte. La Cour de justice a joué un rôle déterminant : elle a créé un contrôle des concentrations que les Traités n’avaient pas prévu, a déclaré les directives directement applicables dès lors que la date de transposition était dépassée et lorsque les Etats membres ne les avaient pas transposées, et a soustrait du champ d’application du marché unique les seules activités des professions participant directement à l’exercice de l’autorité publique, alors que les rédacteurs des Traités avaient voulu en exclure ces professions elles-mêmes. La Cour a ainsi bâti l’Europe mais faiblement, sans légitimité véritable.
Il n’y aura pas de renouveau sans profond changement de méthode. Les citoyens exigent aujourd’hui une construction par la participation, sur les sujets qui les touchent et les concernent au premier chef. C’est en cela que mon ouvrage sur l’Europe part délibérément de mon expérience de Maire à Melun.
Quatrièmement, les citoyens européens sont fatigués d’une Europe qui a beaucoup pratiqué la fuite en avant pour masquer son impuissance. L’Europe s’est satisfaite des déclarations de principes et effets d’annonce : comment s’étonner que les citoyens soient déçus et sceptiques ? Cette dernière raison est essentielle. Elle est la racine même de ce que j’appelle les « péchés capitaux » de l’Europe. Dans la tradition, les péchés capitaux ne sont pas forcément les plus graves en eux-mêmes, mais ceux qui sont à la source de tous les maux, ceux qui déstabilisent l’édifice entier.
Cette dynamique affecte aujourd’hui douloureusement l’Europe : ce n’est pas le socle fondamental de l’Europe, le grand marché de l’Europe avec la liberté de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux, qui est pris en défaut. C’est le reste de la construction qui déçoit, ce sont les projets abandonnés au milieu du gué qui menacent ses fondements. Aujourd’hui, le soft power, les « benchmarks » et autres bonnes pratiques ne suffisent pas : nous avons besoin d’une Europe politique beaucoup plus forte.
Je voudrais prendre quelques exemples de ces projets inaboutis qui aujourd’hui coûtent à l’Europe la confiance des citoyens.
En matière de frontières et de circulation des personnes, si la suppression des frontières intérieures fut une bonne chose, ne pas se donner les moyens de les repousser vers l’extérieur était naïf et léger. Schengen pèche non pas dans son concept, mais dans sa réalisation inachevée : finissons le travail commencé, allons au bout de la logique, sécurisons les frontières extérieures. Revenir en arrière serait un gouffre financier et parfaitement irréaliste.
Si l’Euro est désormais devenu la deuxième monnaie de référence après le dollar, nous avons cru pouvoir nous dispenser d’une véritable politique budgétaire et financière commune. La douloureuse gestion des effets de la crise économique en Europe devrait en avoir fait la démonstration : l’Europe ne protégera ses citoyens qu’en développant un vrai pouvoir d’action dans ce domaine.
Si la politique agricole commune a permis une coordination des politiques essentielles pour l’agriculture, elle s’est arrêtée en chemin : pour lui redonner du sens, elle doit retrouver une ambition nouvelle, devenir le bouclier des agriculteurs et prendre à bras le corps les grands enjeux environnementaux.
Si Erasmus vient de fêter ses 30 ans avec succès, le dispositif ne peut concerner qu’une minorité de la jeunesse. Il faut inventer l’étape suivante avec des universités européennes : non pas des réseaux ou des alliances, mais des institutions véritables et compétitives.
Si l’Union européenne sait user de ses outils diplomatiques et humanitaires, ses actions demeurent limitées sur la scène internationale et elle n’est toujours pas dotée d’une force militaire digne de ce nom.
La liste d’exemples pourrait être allongée à l’envi : mais la logique à l’œuvre est la même. La déception des eurosceptiques se nourrit de l’écart entre les déclarations et les actes. Nous ne pouvons plus nous complaire dans les mots seulement.
À cette nouvelle Europe, celle des faits et des réalisations, il y a d’abord une condition politique. La construction par la bureaucratie seule a fait son temps. Nous avons désormais besoin d’un parlement véritable avec une vraie initiative législative, et des candidats qui soient d’authentiques candidats européens - non pas comme aujourd’hui des représentants élus au terme d’une campagne centrée sur des enjeux purement nationaux.
La deuxième condition de cette nouvelle Europe est économique. Aujourd’hui, le budget de l’Union européenne est marginal : 160 milliards d’euros, soit 1 % seulement du PIB de l’Union. En-dehors des droits de douane qui représentent 15 % du budget total, l’Union ne dispose pas de ressources propres et dépend des contributions des États. Il est temps de doter l’Europe d’un budget à la hauteur des ambitions qu’on lui donne.
Avec des moyens véritables et un cœur politique, nous pourrons enfin construire une Europe qui intéresse les citoyens, parce qu’elle traite des enjeux qui les regardent et mène les projets à leur terme.
Il faut faire non pas moins d’Europe, mais mieux l’Europe. ■
* Louis Vogel est avocat et professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas. Expert en droit européen, ancien professeur au Collège d’Europe de Bruges, il a dirigé de nombreuses études sur la place de l’Europe dans le cadre des travaux du Think Tank qu’il préside, le Club d’Iéna. Il a été président d’Assas de 2006 à 2012 ainsi que de la conférence des Présidents d’université de 2010 à 2012. Il est actuellement maire de Melun et président de la Communauté d’agglomération Melun Val de Seine. Il est un membre fondateur du parti Agir.
Vient de publier aux éditions Ramsay : « Les 7 péchés capitaux de l’Europe » - Préface de Franck Riester